FRAGMENTS D'UN JARDIN

Avec : Antoine Barberon, Nina Bernagozzi, Willie Brisco, Aëla Cabel, Christel Conchon, Florent Dégé, Adrien Genty, Romain Grateau, Sarah Holveck, Baptiste Perrin, Pauline Roches, Claire de Pimodan, Mathilde Rives, Sabrina Violet.

 

Fragments d'un jardin

 

 

Il y a beaucoup de souvenirs dans les plantes.

Beaucoup de souvenirs dans la poussière.

Il y a beaucoup de souvenirs dans l’eau croupie.

 

En arrivant à Arcueil, j’ai couru pour passer les barrières de sortie du rer B. Je n’avais pas le bon ticket. Les arbres étaient pleins de fleurs et Pierre, le garagiste voisin du 90, était dehors avec ses clients. Je l’ai salué et il m’a proposé un café. Ses cafés sont bons, ils sont à la cardamome.

Quand on les boit dans la carrosserie automobile, sortis de la caravane, ils arrachent d’un goût de bagnole. D’abord le goût de bagnole, et puis ensuite la cardamome.

Son garage en plein air ressemble à une casse. Je n’en ai jamais vue d’aussi bien rangée, malgré ce bordel, les pneus avec les pneus, les portières avec les portières et un endroit où l’on boit du café. Il y a des gros chiens dans des décombres de voitures et souvent des chiots, crados. J’adore leur rendre visite car cela me rend très heureuse de regarder jaillir de la vie dans la tôle froide. Aller là-bas permet aussi de voir le derrière de la maison en meulière de Pauline Perplexe. Elle se détache des moteurs huileux et des ailantes qui se balancent dans le vent devant la fenêtre en verre moulé de la salle d’exposition.

 

-le jardin qui déborde-

 

Après la carrosserie de Pierre, de ses clébards, et des palpitations de café cambouis à la cardamome, à côté de la ressourcerie de la Mine, il y a le jardin de Pauline Perplexe.

Parcelle circonscrite, univers clos par les bordures en rocaille, les dalles en béton et le portail que beaucoup franchissent. Au début, la terre était pleine de poussières et de tessons de bouteilles, il n’y avait que le grand poirier et la vigne. La maison semblait encore habitée par des fantômes. D’ailleurs la cohabitation s’est faite dans le mystère, je crois qu’on s’est croisé.e.s.

Dans le jardin s’étend la vigne qui cherche à câliner le poirier. Elle nous a abrité tout un été à l’ombre pour traduire un chapitre en commun1. Plus tard dans l’année, le pied de la vigne a été scié la nuit. On a vu la sève perler de son tronc comme une larme géante. On pensait qu’elle était morte, mais elle est repartie et elle repartira encore jusqu’à ce qu’elle dévore la maison. Ni la malveillance de certains, ni les escargots boulimiques ni le réveil de la Bièvre n’y peuvent quelque chose pour le moment.

Le jardin jouxte la rivière coffrée de béton, cloaque spectral des activités de teintures et de tanneries qu’elle accueillait jadis. Parfois, il y a des montées d’eaux qui détruisent tout dans la maison et c’est vraiment comme si la Bièvre nous dégueulait dessus. La crue emporte et redescend en laissant une pellicule d’humidité froide, presque solide. Elle ramène des herbes sur le synthé. Alors on sort tous les objets de l’atelier avec nos muscles fins, une force augmentée sur le sol glissant. Le temps déborde.

La roquette qui a été plantée au jardin était partout au printemps. On pouvait s’y cacher, manger ses fleurs, fleurs de roquette à la bouche. On l’a un peu cuisinée, mais la terre est une poussière polluée alors on n’ a pas insisté. Elle a séché et on l’a arrachée pour faire de la place pour d’autres plantes. L’année d’après, on l’a vue pousser dans des fissures de ville. Elle a déplacé le jardin dans le bitume avenue de la Convention. La roquette s’est aussi regroupée dans un coin où un bouquet de coccinelles partouse au soleil.

Le jardin a son mouvement propre, indéfini. On s’y disperse comme on s’est terré·e·s des heures  à l’atelier pour faire des céramiques. Oiseaux chapardeurs. On a fait des cueillettes pour préparer des fermentations, un repas et des couleurs avec des plantes. Temps long du jardin éclaté dans les temporalités qui s’effleurent de la cuisson des céramiques, de la préparation des mets et des fermentations. Dans la main des empreintes de jardin et des cendres, et sous les chaussures des graines qu’on emporte avec nous. Fragments d’un jardin est une exposition collective sous la forme d’un banquet à Pauline Perplexe. Pensée comme une série de dispersions, elle est une invitation à se retrouver la nuit comme on fait des feux pour cuire des poteries, cuisiner et se raconter des histoires. Les mondes imaginaires et réels se diffusent et débordent pour être contenus dans la céramique, dans les mains et dans la bouche.

 

 

- Pauline Roches -

 

 

 

1 Une invitation aux ateliers de traduction collectives initiés par Rosanna Puyol, Mélissa Tun Tun et Léna Monnier du livre The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study de Stefano Harney & Fred Moten (2013), à paraître bientôt aux éditions Brook.